Article de presse

 

Marcel Azzola, l’accordéon et la belle ouvrage.

Publié le 03 janvier 2005
En soixante ans sur les podiums, il a joué avec les plus grands, promené autour du monde son sourire et son accent de Ménilmontant, et échappé à la ringardisation et au discrédit de son instrument.

L’accordéon, c’est comme la calligraphie chinoise et le Tour de France : c’est le plus simple des mondes complexes et le plus complexe des mondes simples. Marcel Azzola, soixante ans de podium, un sourire d’accordéoniste, l’accent de Ménilmuche, ne travaille que dans le style et l’ouvrage bien faite. “Chauffe, Marcel !” : l’encouragement sonore que lui lance Brel pendant la chanson Vesoul a fait le tour du monde.

“Chauffe, Marcel ! ça me poursuit. C’est marrant. Partout où je vais, même à l’étranger, on me dit : “c’est vous, M. Chauffe Marcel ?” Du moins, cela prouve-t-il ma présence aux côtés de Jacques Brel. Et comme tout le monde connaît Brel…” Avec qui n’a-t-il pas joué ? Sept sourires d’intelligence plus loin : “Je ne sais pas : avec Sinatra, Bing Crosby…” Faille possible : et Brassens ? Loupé : “Brassens, figurez-vous, j’ai revu une télé il y a peu. Il chante ses deux trois chansons qui évoquent l’instrument : Le Vieux LéonBancs publics…Et là, je m’aperçois que je l’accompagnais. Vous me dites si j’en raconte trop. Il ne faut pas que je m’égare. Avec Brassens, ce soir-là, on enregistrait sous un chapiteau bleu à Malakoff. J’arrive avec quatre minutes de retard. Je n’aime pas ça. Les copains sont déjà en place. Je déballe à toute vitesse. Lui, il était dans les gradins, il descend vers moi, je crois qu’il veut me charrier. Eh bien non, il vient me saluer, il me dit des mots très aimables, je n’en reviens pas…” Il ne s’habitue pas à la gloire : “Oh, c’est très relatif, vous savez. Regardez le jeune garçon de café. C’est normal qu’il ne me connaisse pas. S’il me parlait de son groupe de techno favori, ce serait pareil pour moi… Non, je n’ai pas la grosse tête. Je n’aimerais pas, en tout cas.”

NI ARRANGEMENTS NI IMPROVISATION

Le serveur en question sert à la cafétéria d’Intermarché à Orgeval (Yvelines). Endroit parfait pour une rencontre. Dehors, fin décembre, pluie battante, rafales de 63 nœuds. A deux pas, Médan, la maison de Zola : “Un soir au club Saint-Germain, je vais voir Jean-Pierre Cassel en danseur mondain. On me présente une belle blonde : “Ah ! c’est vous Emile Zola ? Depuis le temps que j’entends parler de vous” !”

Azzola, c’est un nom de Bergame (Italie). Giuseppe Azzola, le père, est maçon. En 1922, il refuse la milice fasciste. Il émigre à Ménilmontant. Dans le train, une dame un peu forte écrase sa mandoline. Il met ses enfants au violon, puis Marcel à l’accordéon. Lequel débute à 11 ans (mais que fait la protection de l’enfance ?) dans une guinguette de Bobigny : “Avec mon professeur, on jouait les chansons à la mode, Embrasse-moi JoséphineTout va très bien madame la Marquise, même pas en fox-trot, plutôt en one-step assez rustique, voyez-vous. Je suis marqué par le côté bastringue, ça m’a fait vivre, tant pis. Le nom de la guinguette ? Aucune idée : avec mon père, on y allait à vélo.”

Monde de la nuit, des tapins, des brasseries dansantes et des bons danseurs : “Un couple de bons danseurs, tu le repères tout de suite ; il faut mater les jambes, et pas seulement celles des danseuses : c’est le couple qui te fait jouer. Avec le noyau dur de mon orchestre, Didi Duprat à la guitare, Para (Roger Paraboschi) à la batterie, plus tard, Gisèle Tuveri (alias Lina Bossatti) et son époux Denis – piano, violon, trompette et bandonéon à eux deux, ça dormait pas.” 

Il veut citer tous les invités, Joss Baselli, Benny Vasseur au trombone, Paul Mery à l’orgue, Maurice Meunier, clarinettiste, sur Petite Fleur : “En fait, Sidney Bechet, ce n’était pas la couleur de sax qui m’intéressait le plus. Mais un soir, toc, je le vois en boîte. Et là, j’ai été sidéré par la conviction. Du coup, j’ai changé mon oreille. C’est toujours pareil : tant qu’on ne sait pas, on est bête. Les musiciens de jazz, les plus grands, je suis toujours allé vers eux.”

Gala à Moscou, avec Henri Crolla à la guitare (1957) : les musiciens se font traiter par le patron, Yves Montand. Comme si le souvenir lui coûtait, Marcel Azzola raconte l’entrevue : “Je n’avais rien, ni billet de retour ni passeport. J’aurais joué dans les bars, fait la manche, je n’en sais rien. Mais je lui ai dit non, Yves, tu ne peux pas nous traiter comme ça. Tu peux critiquer un copain qui fait un “pain”. Mais tu n’as pas le droit de parler comme ça des musiciens. C’est fini. Je m’en vais. Je rentre à Paris.” Excuses, réconciliation, réveillon au Kremlin avec Khrouchtchev et Mikoyan. “Crolla a un peu forcé sur la vodka. Mais comme il avait pas à jouer, il y avait droit. Moi, j’étais à côté de Katchatourian ! Je me débrouillais en russe grâce aux orchestres de balalaïka dans les restaurants de Paris…”

Enregistrements vite faits, concurrence au couteau des maisons de disques, nuits usantes dans les dancings de catégorie (Chez Nénesse à Troyes), et jamais d’incartades : ni arrangements ni improvisation, interdit ! la mélodie, rien que la mélodie, les directeurs artistiques ne sont pas tendres. Du brutal : “Vous comprenez, on était “les rois de l’accordéon sponsorisés par les potages Royco…” C’était pas Versailles tous les jours. Mais on y allait avec plaisir.” Même Jacques Tati le pousse à trop d’effets pour la musique de Mon oncle (Lina Bossatti au piano) : “D’un autre côté, c’était son idée, et ça m’a valu sa fidélité pour Play-Time et Trafic. Mais j’y voyais du mauvais goût. Mon regret, c’est Jour de fête : Jour de fête, c’était pour moi. Gilbert Roussel a fait l’affaire, et comme il jouait bien, y a rien à dire.”

Le discrédit de l’accordéon, sa ringardisation politiquement éloquente, dans les années 1960, ne l’atteint pas : “J’y ai pas eu droit. Je n’ai pas eu à changer d’instrument comme les copains. Eux, c’était terrible, ils avaient honte. C’est peut-être d’avoir vingt ans mon effigie au musée Grévin qui m’a soutenu. “Elle n’y est plus ?” Je ne crois pas. Notez bien, je n’ai jamais fayoté. “C’est regrettable ?” Ben, Mozart y est toujours…” Tous les paroliers lui ont demandé des musiques. Mais il a trop de respect pour les vrais compositeurs. Barbara lui propose sa chanson sur le sida : “J’ai eu peur. Je n’étais pas prêt. C’était une chose trop importante pour moi. Finalement, elle l’a faite elle-même. Elle était très mystérieuse, très généreuse. Une immense humanité, comme Juliette Gréco.”

Respect, attention scrupuleuse, avec pour uniques qualités de jeu : l’humanité et la conviction. Milton définit la littérature comme “exercice permanent de la générosité”. La musique selon Marcel Azzola.

Francis Marmande

Le Monde

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