Le Monde – L’accordéoniste Marcel Azzola est mort à 91 ans
22/01/2019
Il avait accompagné les plus grands noms de la chanson française, comme Jacques Brel, Edith Piaf et Barbara.
Par Pierre Gervasoni Publié aujourd’hui à 01h18, mis à jour à 07h02
L’accordéoniste Marcel Azzola est mort lundi 21 janvier, à l’âge de 91 ans, à l’hôpital de Poissy (Yvelines) où il était dialysé trois fois par semaine depuis quatre ans. Si cette contrainte ne l’avait pas empêché de continuer à se produire en concert avec la pianiste Lina Bossatti, sa partenaire de toujours, les complications d’un diabète l’avaient passablement immobilisé depuis l’été 2018. « Il faut qu’on s’y remette », confiait-il à Lina Bossatti la veille de son décès.
Tel était Marcel Azzola, un être né pour vivre jusqu’au bout dans la musique, un interprète qui puisait son énergie dans les échanges avec le public, un musicien à l’image de son instrument : connu de tous et pourtant encore à découvrir. Entré dans le langage courant par le célèbre « chauffe, Marcel ! », que lui avait lancé Jacques Brel, en 1968, en plein enregistrement de sa chanson Vesoul, le nom de Marcel Azzola fut associé à tous les visages de l’accordéon, du bal musette à la création originale en passant par le jazz.
Titi parisien
Fils d’immigrés italiens, Marcel Azzola naît le 10 juillet 1927 dans le 20earrondissement de Paris. De cette naissance témoigneront ultérieurement une mazurka indiquant dans son titre l’adresse de la maternité, Rue de la Chine, et une gouaille de titi parisien moins perceptible dans l’accent que dans l’argot. Avec Marcel Azzola, on ne prend pas un taxi mais un « fiacre » et on n’écrit pas une lettre mais une « bafouille ». C’est toutefois par le bouche-à-oreille que s’effectue son entrée dans la musique. Son père, qui, dans son village d’origine, près de Bergame, dirigeait un ensemble de mandolines, lui fait d’abord tâter du violon, comme à ses deux filles aînées, avant de s’entendre dire que l’accordéon permet de gagner plus facilement sa vie.
Après des débuts difficiles avec un professeur peu consciencieux, le jeune Marcel fait ses gammes avec deux maîtres de valeur, l’un et l’autre d’origine italienne. Attilio Bonhommi assure les bases sur lesquelles Médard Ferrero (auteur d’une « méthode » autant pratiquée par les accordéonistes que celle de Czerny par les pianistes) va développer les dons exceptionnels de l’enfant. La pratique collective, à l’amicale des aveugles de Pantin, comptera également dans sa formation. En 1939, il remporte son premier concours, à Suresnes. Pendant la guerre, après s’être réfugié en Savoie, le jeune musicien revient à Paris où il gagne sa vie en jouant dans les brasseries (au sein d’un ensemble qui interprète les tubes de la musique classique demandés par les clients, une école de déchiffrage !) et dans les cabarets (dont un, russe, où il est entouré de balalaïkas).
En une soirée, ses compétences s’élargissent
Son domaine de compétence va s’élargir en une soirée lorsqu’il accepte de remplacer un collègue dans un dancing où les tangos sont exclusivement joués au bandonéon. Problème : Marcel n’en possède pas. Le prix d’un instrument dit « chromatique » (le système le plus proche de celui de l’accordéon) est au-dessus de ses moyens financiers. L’apprentissage en une journée du modèle « diatonique » (l’authentique argentin) est au-dessus de ses moyens techniques. Il opte alors pour un bandonéon bon marché (et pour cause) qui, bizarrement, combine les deux systèmes. Le défi est relevé et le musicien, engagé.
Sous l’Occupation, Marcel Azzola pousse également plus loin sa formation théorique, en prenant des cours avec un musicien portant l’étoile jaune, Jacques Mendel, qui l’initie à l’harmonie et à l’analyse des principaux jalons du répertoire classique. Dans le prolongement de ces études et de l’enseignement de Médard Ferrero (dont les œuvres, telles que La Mazurka du diable, dédiée à son brillant élève, sont un peu à l’accordéon ce que celles de Liszt sont au piano), Marcel Azzola se lance dans les concours internationaux et obtient le 4e prix de la Coupe du monde, organisée en 1948, à Lausanne, et remportée par Yvette Horner. S’il ne revient pas avec le trophée, il peut toujours s’enorgueillir (en petit comité car c’est un modeste) d’avoir reçu les compliments personnels du maestro Arturo Toscanini !
A partir des années 1950, « la carrière de Marcel Azzola est un labyrinthe », écrit Claude Lemire dans la biographie qu’il lui a consacrée en 2017 (Marcel Azzola, parcours d’un musicien atypique, L’Harmattan). On peut aussi la voir comme une formidable polyphonie à quatre voix. La première serait alors fournie par le bal, activité pratiquée jusqu’au début des années 1980 avec un succès relayé par les nombreuses parutions discographiques. La deuxième tiendrait à l’accompagnement de chanteurs, avec un éclectisme étendu d’Edith Piaf aux Sex Pistols. Un nom émerge de ce domaine, celui de Jacques Brel. Sans être son accordéoniste attitré, Marcel Azzola lui a été attaché en bien des occasions.
Avec Brel, il entre dans la légende
La plus connue se déroule, en septembre 1968, lors de l’enregistrement de Vesoul. Ebahi par les improvisations de l’accordéoniste lors de la seconde « prise », le chanteur lui lance un « chauffe, Marcel, chauffe ! » qui fera date. En 1977, il le sollicitera encore pour son dernier disque, Les Marquises. Avec Juliette Greco comme avec Yves Montand (qu’il accompagna en URSS, en 1956-1957, et en tournée mondiale, en 1982), Azzola a aussi dévoilé une façon bien à lui (à la fois impulsive et caressante) de faire sonner les anches que le cinéma ne s’est pas fait faute d’immortaliser (par exemple, dans des musiques de Philippe Sarde pour Claude Sautet).
Plus intimes, les deux dernières voix du polyphonique Marcel ont trait, l’une, au jazz et, l’autre, au classique. Digne héritier de Tony Murena à l’aube du swing et principal représentant de l’accordéon dans ce registre avant l’émergence de Richard Galliano, Azzola a joué avec (ou devant, comme ce fut le cas pour Django Reinhardt, dans un hôtel) les plus grands (des violonistes Stéphane Grappelli et Didier Lockwood aux guitaristes Christian Escoudé et Marc Fosset). Quant à la défense de l’accordéon comme un authentique instrument de concert, elle constitua une cause pour laquelle il milita toute sa vie. Enseignant, pendant vingt ans, à l’Ecole nationale de musique d’Orsay, il fut de toutes les réunions qui aboutirent à la création d’une classe au conservatoire de Paris et siégea, d’ailleurs, au sein du jury qui décida de la nomination du premier professeur.
Passionné d’histoire, il se mit très tôt en quête des premiers modèles d’accordéon et sa collection est sans doute la plus riche qui existe pour témoigner du parcours de l’instrument depuis ses origines aristocratiques au milieu du XIXe siècle. S’il ne répugnait pas à croiser les sons avec des jazzmen de rencontre, Marcel Azzola se concentrait ces dernières années sur le duo qu’il avait fondé en 1982 avec la pianiste Lina Bossatti et pour lequel nombre de musiciens avaient écrit, à l’instar de Martial Solal. Sa dernière apparition en public eut donc lieu sous cette forme, le 16 février 2018, à Espallion, pour un hommage à Brel, en présence de Maddly, la compagne du chanteur.
En quelques dates
10 juillet 1927 : naissance à Paris
1948 : lauréat de la Coupe du monde d’accordéon
1968 : Vesoul avec Jacques Brel
1982 : création d’un duo avec la pianiste Lina Bossatti
21 janvier 2019 : mort à Poissy
Pierre Gervasoni