Carte Blanche à Marcel Azzola

 

                                                               Crédit photo Philippe Lévy-Stab
[rank_math_breadcrumb]
|

Carte Blanche Marcel Azzola - 2017 - Par Pierre Gervasoni Publié le 01 février 2017 pour "Le Monde"

La salle du Théâtre des arts,

à Rouen, est pleine à craquer lorsque Marcel Azzola entre en scène, le 29 janvier. Vêtu d’une veste claire sur un pantalon noir, mi-solennel, mi-détendu, tel qu’en lui-même, le musicien prend la parole. « Habituellement, j’arrive avec mon accordéon, mais comme je l’ai oublié pendant les raccords… » En deux phrases, prononcées avec le sérieux d’un Buster Keaton, Marcel Azzola met le public dans sa poche et l’accordéon sur ses genoux.

Assis près de la pianiste Lina Bossati, sa partenaire de toujours, il oblige quand même les auditeurs à tendre l’oreille pour savourer les premières notes, veloutées et frémissantes, d’un morceau emblématique : L’Accordéoniste. Un accord plaintif par-ci, un trille de cinéma par-là, l’interprétation se déploie sur un fond réaliste d’où se détachent quelques jolis rubans de liberté mélodique. Applaudissements nourris et poursuite du numéro de conteur à partir de la chanson immortalisée par Edith Piaf.

« J’ai accompagné Piaf deux fois en studio mais elle avait son accordéoniste, Marc Bonel, qui s’appelait en réalité Marcel Boniface. » Toujours précis lorsqu’il s’agit de rapporter des moments de vie (la sienne, vagabondage d’élite sur les terres musicales les plus diverses, mettrait au défi le biographe le mieux armé), le guide à l’accent de titi parisien ne doit pas s’attarder sur le passé. En ce début d’année qui sera celle de son 90e anniversaire (le 10 juillet), il bénéficie d’une carte blanche dans le cadre de Rouen Jazz Action et se plaît à présenter les musiciens qui composent la rythmique (le guitariste Sylvain Luc, le contrebassiste Diego Imbert et le batteur André Ceccarelli) en ajoutant qu’ils sont avant tout « des solistes internationaux ».

Audacieuses harmonies

Se joint à eux l’harmoniciste Olivier Ker Ourio (« Réunionnais d’origine bretonne », dixit Lina Bossati) pour une belle séquence (Dans mon île) que Marcel Azzola appréciera depuis les coulisses. De la haute couture sur une étoffe volatile, des étoiles filantes à portée de lèvres, quel soliste ! L’anche métallique vibrante – à l’origine du son de l’harmonica et de l’accordéon – a rarement connu autant de souplesse.

Deux autres accordéonistes tenteront de rivaliser avec ce maître de la trajectoire voluptueuse. Lionel Suarez, au jeu virtuose mais très peu plastique (dans Quand Paris chante de Gérard Luc) et Daniel Mille, misant tout sur le phrasé du… bandonéon (pour Oblivion d’Astor Piazzolla). Marcel Azzola revient, dit-il, pour faire « le clarinettistede service » dans une pièce –la Rhapsody in Bluede George Gershwin- censée « mettre en valeur»sa pianiste. Si Lina Bossati, inoxydable avec le temps, parvient à dompter un instrument rebelle avec brio, son accompagnateur se bat avec l’accordéon pour restituer au mieux la partie d’orchestre. Et quand Azzola joue avec ses tripes, l’émotion est à son paroxysme. On y aura encore droit lors d’une étonnante improvisation sur All the ThingsYou Are, magnifique standard de Jérôme Kem.

« Vas-y, tu me laisseras le couplet»,

propose Azzola à Sylvain Luc. Le guitariste joue donc seul en attendant, longtemps, que l’accordéoniste se glisse dans ses audacieuses harmonies. Le duo sera bref, comme un mirage, mais empreint d’une irrésistible vérité. Tout comme le panorama des chansons de Brel qui, de Vesoul aux Marquises, parut attisé du plus profond du soufflet par le célèbre « Chauffe, Marcel ! » jadis lancé par le «Grand Jacques». Revenu pour un finale en trois temps, le Monsieur Loyal de l’accordéon rend hommage à l’harmoniciste Toots Thielemans (Bluesette) et aux pionniers de l’accordéon-jazz, Gus Viseur (Swing Valse) et Tony Murena (Indifférence) dans des ensembles conduits, à la batterie, par André Ceccarelli comme un Ben Hûr de l’attelage rythmique. Le public exulte.

Marcel Azzola laisse entrevoir de possibles retrouvailles au disque avec les musiciens réunis pour sa carte blanche. Ce serait un beau cadeau d’anniversaire. Il ne parle pas des enregistrements à venir, ni du projet d’émission spéciale sur France Musique avec Benoît Duteurtre, et pas davantage du concert du 23 mars à Strasbourg à l’invitation de Marcel Loeffler, accordéoniste non voyant. Il aurait pu, pourtant, s’attarder sur le caractère symbolique de ce rendez-vous. En 1938, Marcel Azzola débutait au sein de l’Amicale des aveugles de Pantin.

Il avait 11 ans.

 

PIERRE GERVASONI (Le Monde) – Carte Blanche Marcel Azzola 2017

Marcel Azzola avec ses lunettes accordéon concert à Rouen